De la cryptographie dans l’Histoire - épisode 3 : Midway
WWII : Le tournant de la guerre dans le Pacifique
J’en ai un peu parlé dans le premier article de cette série, celui consacré à la mort de l’Amiral Yamamoto. La bataille de Midway, qui se passe peu de temps après la bataille de la Mer de Corail en mai 1942, marque la fin de la suprématie japonaise et l’arrêt des conquêtes. C’est aussi l’aboutissement d’années d’efforts conjugués entre Américains et Britanniques dans le domaine cryptographique pour casser les codes statégiques japonais, notamment le JN-25.
La mer de Corail
Cette bataille ainsi que celle de Midway, s’inscrivent dans la stratégie de conquête du pacifique des japonais, aidés par les pertes assez faibles jusqu’à présent et la victoire à Pearl Harbour. De vastes étendues ont été conquises en quelques mois, des Philippines, la Malaisie, Singapour puis ce qui est maintenant l’Indonésie 1.
Yamamoto , plus conscient que bien de ses compatriotes de la puissance des Américains et de leur industrie militaire, veut en finir le plus vite possible avec la flotte du Pacifique, surtout que les porte-avions n’étaient pas présents à Pearl Harbour. D’autant que le raid des B-25 du Major Doolittle en avril 1942 sur Tokyo elle-même, avait montré la puissance des forces aéroportées US lancées du porte-avions Hornet 2.
Et la cryptographie dans tout ça ?
Rappelons nous l’article sur la mort de Yamamoto, le système de chiffrement stratégique du Haut commandement japonais est le code JN-25, gros dictionnaire en deux parties de plus de 30 000 groupes de 5 chiffres 3 avec comme sur-chiffrement une clé additive dans deux recueils de plus de 50 000 groupes.
Comment fait-on pour casser ça ?
Du fait de la taille du dictionnaire (plus de 30 000 groupes), la tâche est compliquée. De part la taille de la clé additive, ça devient titanesque, jusqu’à ce que l’on considère un ensemble de choses :
- chaque langage a ses caractéristiques que l’on va retrouver dans les messages ;
- ces caractéristiques sont théoriquement masquées par le sur-chiffrement ;
- l’humain est, comme toujours, le maillon faible du dispositif.
Le point 3 est le plus intéressant puisqu’il va permettre d’ouvrir des brêches dans le point 2 puisqu’on va, au travers d’erreurs de chiffrement, de transmission multiples de messages avec des codes différents, de phraséologie connue et d’envoi répétitif de messages identiques ou peu s’en faut. Le livre de Michael Smith donne pas mal d’exemples sur la manière de casser de tels systèmes.
C’est le britannique John Tiltman qui va le premier « entrer » dans le JN-25.
C’est un procédé itératif, long et compliqué (il faut trouver notamment des messages chiffrés avec la même portions de clé additive afin que de par la magie des mathématiques, on puisse la faire disparaitre). Une fois qu’on a des messages sur-chiffrés avec la même portion de clé, on peut essayer de retrouver, aidé par la connaissance du format des messages et d’un peu de chance sur le contenu, soit des groupes clairs déjà connus soit en déduire de nouveaux.
Les Américains vont industrialiser le processus en employant des machines IBM qui permettent de comparer et trier des dizaines de messages beaucoup plus rapidement que les humains 4.
L’unité qui s’en occupe est appelée OP-20-G et est dirigée depuis mai 1941 par le Lieutenant Commander Joseph John Rochefort.
OP-20-G
Cette unité a été créée en 1922, anciennement “Code and Signal Section” dans la Department of Naval Communications, leur principal travail consiste à casser les systèmes allemands, italiens et japonais. Après Pearl Harbour en décembre 1941, leur principal travail fut de reconstituer le code JN-25 que les Anglais ont entamé avec notamment la Hut 7 à Bletchley Park, centre névralgique du GC&CS en Angleterre 5.
Retard des Japonais
Le 3e point va aider les Américains : les Japonais ont conquis de grandes étendues, très vite et de ce fait les lignes de communication se sont grandement étirées et la conséquence la plus directe est que le changement du JN-25b par le JN-25c, initialement prévu en avril 1942 va être repoussée d’un mois 6.
C’est ainsi que vers le 17 avril, les Américains ont, au travers de leurs décryptages fragmentaires, déterminé le plan de l’invasion de Port-Moresby en Nouvelle Guinnée et c’est ainsi que la bataille de la Mer de Corail a pu être menée et gagnée.
La bataille de la mer de Corail est néanmoins en demi-teinte pour les Américains, bien qu’ils aient réussi à empêcher l’invasion de Port Moresby et de l’île de Tulagi et détruit deux porte-aviosn (“Shoho” et “Shokaku”), ils ont perdu le Lexington et le Yorktown est fortement endommagé 7.
Le changement de code va de nouveau être repoussé au 1er juin, erreur qui va être fatale.
En ce mois de mai 1942, les Américains et les Britanniques ont reconstitué environ un tiers du JN-25b et des portions de la clé additive, ils peuvent ainsi décrypter environ 90 % des messages.
Midway
Midway est un petit atoll perdu dans le pacifique, à quelque distance de l’île de Wake et stratégiquement placé sur la route vers Hawaii et Pearl Harbour, base de la flotte US du Pacifique. Son attaque devait attirer le reste de la flotte US qui aurait été écrasée par les porte-avions japonais, aidés par des cuirassiers (qui furent trop loin pour intervenir au final). Ce plan comportait une diversion avec une attaque sur les îles Aléoutiennes.
Début mai, le plan de bataille de l’invasion de Midway et des Aléoutiennes est diffusé aux différentes forces navales et aéronavales japonaises, divisées en plusieurs armadas. Il est décrypté à environ 80-85 % mais il reste quelques inconnues, notamment dates et confirmation des lieux. Se pose aussi la question de la cible réelle ? Midway ? Les Aléoutiennes (qui sont très proches des USA) ? Hawaii ?
L’Amiral Chester Nimitz est persuadé que Midway est la cible mais le reste du Haut-commandement US n’est pas convaincu.
Le lieu
L’ordre de bataille japonais cite AF comme étant l’objectif principal. Les Japonais, comme beaucoup d’armées utilisaient des cartes avec des noms de codes pour les lieux principaux ce qui facilitait à la fois la transmission et permettait d’éviter les erreurs de transcriptions. le code s’appelle CHI-HE et quelques semaines auparavant, des avions japonais passant au dessus de Midway avaient transmis AF comme lieu. Pour en être totalement sûr, Rochefort conçoit un plan ingénieux, laisser Midway transmettre en clair un message de service assez anodin, en l’occurrence à propos de son désalinisateur d’eau qui aurait subi une panne.
Deux jours après, dans les différents messages décryptés, ils apprennent que AF manque d’eau potable…
La date
Comme les lieux, les différentes dates sont également chiffrées mais c’est là plus compliqué, c’est une substitution polyalphabétique avec deux alphabets de 47 signes générant une table de 2 209 entrées… C’est l’assistant de Rochefort, Wright, qui va passer la nuit et finalement réussir à convaincre Rochefort de la validité de sa solution.
Nimitz sait dorénavant que l’invasion démarre le 2 juin dans les Aléoutiennes et le 3 pour Midway. Il va envoyer ses porte-avions Yorktown 8, Enterprise et Hornet à POINT LUCK, un endroit situé à 325 miles au nord de Midway, là où il espère qu’ils seront plus difficiles à trouver pour les Japonais qui pensent bénéficier de la surprise.
Le reste fait partie de l’Histoire, comme on dit…
JN-25c
Au premier juin, les Japonais ont commencé à enfin diffuser le JN-25c qui sera peu reconstituté avant la mise en service du JN-25d en août 1942 de manière inattendue. On voit que si les Japonais avaient réussi à changer le code au mois de mai (à fortiori en avril), la face de la guerre aurait pu être complètement changée puisque les Américains auraient été privés de ces informations.
Victoire
Privés de la surprise qu’ils avaient pourtant mis au centre de leur plan, les Japonais vont essuyer une défaite sévère, ils perdent 4 porte-avions (Soryu, Akagi, Kaga en premier et le Hiryu le jour d’après), des milliers d’hommes et ne réussissent à couler que le Yorktown.
Nimitz déclara que la victoire de Midway était essentiellement une victoire du renseignement. Peu de décryptages eurent autant d’importance que celui de l’OP-20-G aidé par les Britanniques pendant une guerre. Les travaux sur le JN-25b sont à rapprocher du décryptage du télégramme Zimmerman qui précipita les USA dans la 1ère Guerre mondiale.
Cinéma
En 1976, Jack Smight dirige le film “Midway”, version un peu romancée et surtout passant quasiment sous silence les aspects cryptographiques. La distribution est prestigieuse (Charlton Heston, Henry Fonda, James Coburn, Toshirô Mifune, Robert Mitchum, Glenn Ford et Robert Wagner) mais l’histoire aurait pu se passer du chapitre sur les internés américano-japonais.
Références
- The Codebreakers, 2nd Edition, David Kahn, 1996, Scribner — histoire, images
- The Emperor’s Codes, Michael Smith, 2010.
- Wikipedia — images
- Midway, le film (1976)
Notes
La taille très importante de ces conquêtes a son importance dans ce qui nous intéresse… ↩
Paradoxalement, ces mêmes militaires avaient expérimenté la puissance de leur propre flotte avec le raid de Pearl Harbour… ↩
Une des caractéristiques du JN-25 qui aidera beaucoup les Britanniques et les Américains réside dans le fait que, pour pouvoir facilement vérifier qu’un message est déchiffré correctement, chaque groupe est divisible par trois. On comprendra aisément l’intérêt d’une telle particularité pour les cryptanalystes… ↩
On parle de machines électro-mécaniques, pas encore d’ordinateur mais étant très spécialisées, elles resteront pendant longtemps plus rapides que les ordinateurs, plus généralistes et plus compliqués à programmer. ↩
Contrairement à ce qui a été longtemps cru, Bletchley Park n’a pas travaillé que sur Enigma ou la machine à chiffrer de Lorenz. ↩
On parle quand même de diffuser des documents volumineux et secrets à des centaines d’exemplaires vers des lieux très éloignés et surtout, des bâtiments qui par définition bougent. La tâche est énorme. ↩
À ce propos, ma première exposition à ces faits d’armes fut au travers de la BD de Charlier et Hubinon, Buck Danny. ↩
Malgré l’estimation de plusieurs semaines pour la réparation du Yorktown, les ateliers de Pearl Harbour vont réussir l’exploit de le remettre en ordre de combat après 72 h de travail acharné… ↩