De la cryptographie dans l’Histoire - épisode 2 : Dreyfus

L’Affaire Dreyfus et le plus fameux télégramme de la Belle époque

Comment la cryptographie a permis d’innocenter le principal accusé de l’affaire Dreyfus

L’affaire Dreyfus restera comme la plus connue des histoires d’espionnage de la Belle époque, moins pour les aspects liés à la cryptographie qu’à ceux liés à l’antisémitisme d’une partie de la population.

L’affaire ébranlera la République au travers de la chute du gouvernement Dupuy et le « J’accuse ! » de Zola.

Début

Fin septembre 1894, le « bordereau », un mémo annonçant la livraison prochaine de documents stratégiques à l’Allemagne tombe entre les mains du Commandant Henry, du service de Contre-espionnage. C’est une lettre adressée à von Schwartzkoppen, l’attaché militaire allemand en poste à Paris. Une enquête interne est ouverte par le ministère.

Elle conclut à l’implication d’un stagiaire de l’État-major, un artilleur, qui aurait écrit le bordereau. Les soupçons se portent alors sur le capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien et juif d’origine alsacienne.

C’est un coupable idéal, il est issu de la méritocratie républicaine et le seul juif passé par l’État-major. La réputation de Dreyfus d’avoir un caractère fermé et froid et d’être hautain va jouer contre lui. On va donc assister à la victoire de la conviction, aussi fausse et partiale qu’elle soit, sur les faits.

Va suivre une séance d’analyse des écritures — du bordereau et celle de Dreyfus — par les experts auto-proclamés du ministère avec en particulier le commandant du Paty de Clam, qui conclut très rapidement à la culpabilité de Dreyfus. Un autre expert, Alphonse Bertillon, ira jusqu’à dire que Dreyfus s’est auto-contrefait pour expliquer les différences d’écriture. Que ne ferait-on pas pour justifier ses convictions ?

Le ministre et général Mercier tenant un coupable décide de poursuivre malgré le dossier vide.

Donc, le 15 octobre, Alfred Dreyfus est convoqué pour une réunion avec des officiers supérieurs au ministère de la Guerre (pas encore de la Défense !), rue Saint-Dominique à Paris. Le but est de provoquer des aveux en lui faisant copier une lettre inspirée du bordereau mais Dreyfus n’avoue pas. Du Paty de Clam essaiera même de lui proposer le suicide avec une arme posée devant lui.

Dreyfus refuse, il « veut vivre afin d’établir son innocence ». Du Paty de Clam l’arrête néanmoins. L’arrestation était secrète mais le 29 octobre, le journal antisémite « La Libre parole » sort un article

« Haute trahison. Arrestation de l'officier juif Alfred Dreyfus ! ».

C’est le début d’une bataille médiatique énorme.

(je ne vais pas résumer l’affaire elle-même, wikipedia et plein de livres en parlent mieux que moi)

Ce qui suit est l’histoire d’un document qui fera partie du dossier secret qui sera illégalement fourni par du Paty de Clam à la Cour pendant le Conseil de guerre qui aboutit à la condamnation de Dreyfus le 22 décembre, sa dégradation et son envoi au bagne à l’île du Diable en Guyane.

Le télégramme Panizzardi

Lors de la sortie de l’article de La Libre parole, l’attaché militaire italien, le colonel Panizzardi, inquiet de voir mentionné que Dreyfus ait pu avoir travaillé pour l’Allemagne ou l’Italie, contacte ses chefs à Rome pour dire qu’il n’a jamais eu de contact avec Dreyfus, tout en précisant que ça aurait pu se faire sans qu’il le sache lui. Le 2 novembre, voyant la campagne de presse s’intensifier, il décide d’envoyer un télégramme demandant de publier un démenti si Dreyfus n’a jamais été en contact avec Rome.

Le télégramme chiffré bien sûr, est comme tout ce qui passe par les télégraphes des PT&T, intercepté pour décryptage.

913 44 7836 527 3 88 706 6458 71 18 0288 5715 3716 7567 7943 2107 0018 7606 4891 6165 | Panizzardi

Le Bureau du chiffre est constitué de 7 personnes, son chef est Charles-Marie Darmet, 59 ans. Ça fait 3 ans qu’il est en place à ce poste. Les cryptanalystes, voyant le mélange de groupes de 1-2-3-4 chiffres y voient l’utilisation d’un code — ou nomenclateur cf. l’article précédent — commercial appelé Baravelli.

Ce code est divisé en sections. La 1ère contient les voyelles et ponctuations, la 2ème les consonnes, quelques formes grammaticales et verbes auxiliaires, la 3ème des syllabes et la dernière des mots et phrases. Certains groupes de 4 chiffres sont laissés en blanc pour permettre à l’utilisateur d’ajouter des mots.

Anecdote amusante, quelques mois auparavant, des télégrammes entre le Comte de Turin, neveu du roi d’Italie et la Duchesse Grazioli, voluptueuse italienne vivant en France avaient été interceptés. Sandherr, chef du Renseignement militaire avait pu récupérer un exemplaire du code sous la forme d’un petit livre fortement parfumé, volé dans les affaires de la Duchesse. Les télégrammes s’étaient avérés ne contenir que les échanges enflammés des deux amants.

Le code Baravelli

À l’époque, les codes tels que le Baravelli étaient commercialisés et, pour obtenir une certaine sécurité, employaient diverses techniques pour surchiffrer : on pouvait soit faire des additions groupe à groupe (comme pour le code JN25) soit changer la pagination des différentes sections. Pour “Reischtag” ça donne page “75” + groupe “78”

Page du Baravelli

soit “7578” mais pouvait se transformer en “1378” en changeant le numéro de page en haut pour un “13”. Pour la 1ère section, il suffisait de changer chaque chiffre. Du coup, les cryptanalystes tentèrent au départ de déchiffrer « en l’état ». Le résultat n’était pas cohérent :

Déchiffrement en l

Une des caractéristiques du Baravelli allait aider, à savoir cette division des mots en catégories avec des groupes de taille différente. De plus, compte tenu du contexte médiatique, penser que le télégramme pouvait parler de l’affaire Dreyfus était logique, Panizzardi étant attaché militaire en poste à Paris.

Selon le Baravelli tout seul, Dreyfus, s’écrirait “dr e y fus” soit “227 1 98 306” (page 2 colonne 27, ligne 1, etc.).

Remarquons les groupes “527 3 88 706” du télégramme, non seulement c’est la même structure mais aussi les mêmes bases (sauf pour le chiffre seul évidemment) pour “27”, “8” et “06”. On voit donc que Panizzardi a utilisé une pagination particulière pour son exemplaire. Le décryptage très partiel aboutit le 6 novembre à un texte très ambigu d’autant que de prime abord, “913” avait été traduit par “arrestato” alors qu’il ne s’agissait que du numéro du télégramme.

« Si le capitaine Dreyfus n'a pas eu de relations avec vous, il serait bien que l'ambassadeur
publie un démenti officiel. Notre émissaire prévenu. Panizzardi. »

qui va être interprèté contre Dreyfus par Sandherr via les brouillons de décryptage et envoie tout à du Paty de Clam.

Le 10 novembre, les cryptanalystes cassent la pagination de Panizzardi donnant le texte clair

« Si le capitaine Dreyfus n'a pas eu de relations avec vous, il conviendrait de faire publier
par l'ambassadeur un démenti officiel pour éviter les commentaires de la presse. »

Le texte clairement va dans le sens de l’innocence de Dreyfus, ce qui ne plait pas à Sandherr mais il va néanmoins accepter un dernier test : faire passer une information à Panizzardi de telle sorte qu’il l’envoie “verbatim” à ses chefs ce qui permettrait de valider les travaux des cryptanalystes. L’un des mots était “Schlissenfurt” dont le chiffrement ne pouvait être ambigü. Ce télégramme, décrypté indépendamment par le Quai d’Orsay, prouve la véracité du texte final.

Solution

Malgré tout ceci, la volonté des anti-Dreyfus — qui allèrent jusqu’à falsifier des documents y compris une fausse version du télégramme Panizzardi qui était incohérente avec le code Baravelli — n’empêchera pas ni la condamnation ni la déportation de Dreyfus. Même le décryptage devant la Cour de Cassation d’une copie n’y changera rien.

Il faudra attendre 7 ans pour que Dreyfus soit réhabilité avec la Légion d’honneur. La cryptographie aura tenté — et réussi — à innocenter un innocent mais reste un outil dans les mains des hommes.

Comme quoi il ne faut jamais laisser la vérité (ou la cryptographie) se mettre en travers d’une bonne histoire (sic).

Références

Notes